FRANÇOISE JAUNIN

LA FULGURANCE SUSPENDUE

Il n’avait que 34 ans quand il a lâché ses pinceaux pour s’en aller arpenter l’autre côté du miroir. Architecte côté cour, Alban de Haller pratiquait, côté jardin, la peinture comme un combat existentiel. Un art martial. Un exercice de tir à l’arc qui, selon un aphorisme zen qu’il aimait à citer, ne touche sa cible que quand il ne fait pas d’effort pour l’atteindre. Dans l’absolue concentration et l’extrême précision de l’instant.

L’action directe, la décharge physique et la fulgurance du geste ne sont que l’aboutissement d’un processus mental. Le jaillissement qui naît d’un long mûrissement intellectuel. À l’instar des peintres-calligraphes extrême-orientaux qui ne tracent leurs idéogrammes en quelques traits de pinceau concis et instantanés qu’au terme d’une longue préparation intérieure, ses peintures apparaissent comme les éruptions géologiques émises par une intense activité souterraine de l’esprit et de l’âme. Sa peinture, il la voyait lui-même – écrit-il dans ses notes – comme un croisement entre une forme d’action painting à la Pollock, de calligraphie imaginaire spontanée et d’art martial. Intensité, concentration, instant : en voilà les mots-clés. Action painting :

l’expression proposée en 1952 par le critique d’art américain Harold Rosenberg met bien l’accent sur la dimension physique et directe de l’acte de peindre. Posée à même le sol, la toile en devient l’arène. La lice d’un combat ou d’une danse dont les gestes rapides et rythmiques prennent possession de l’espace tout entier avec la technique du all-over, comme si la peinture allait se prolonger hors champs pour se propager bien au-delà des bords du tableau. Même si les oeuvres d’Alban n’ont pas la monumentalité des grands drippings (ou « dégoulinures ») de Jackson Pollock, on le sent lui aussi complètement immergé dans sa peinture. Une immersion totale et quasi chorégraphique, mais lestée par une forte composante métaphysique.

Chez les Extrême-Orientaux, la calligraphie est à la base de la formation classique du peintre. Elle le met en état de réceptivité et d’abandon au monde, dans le but de permettre aux énergies cosmiques de passer à travers son corps et sa main. Chez Pollock, Franz Kline, Georges Mathieu ou Hans Hartung, entre autres, la peinture gestuelle est une forme de calligraphie à l’échelle du corps. Une pulsion scripturaire qui se fait prolongement des mouvements intérieurs, sismographe des quêtes spirituelles et des états d’âme. Alban ne cherche à mimer ni les idéogrammes chinois, ni une forme d’écriture automatique, ni la gestuelle des expressionnistes abstraits, il s’inspire de leur prédilection pour un langage graphique impulsif, se laisse traverser par son hypersensibilité aux vibrations et convulsions de l’univers, et s’invente pour les dire une sténographie déliée, fluide et vibrante de couleurs tantôt explosives et tantôt tendres.

Quant aux arts martiaux asiatiques auxquels il aime à se référer, ils renvoient à un art du combat extrêmement codé, impliquant à la fois prise de risque, parfaite maîtrise de soi et connaissances culturelles, philosophiques et médicales, pour viser au développement global de son être tout en devenant totalement dénué d’ego.

Alban se pénétrait de ce mélange de discipline extrêmement exigeante et de lâcher prise grâce auquel il convoquait le hasard, flirtait avec lui et le tirait à lui. Apprendre, note-t-il encore, à céder sans résister.

Le jeune peintre et bâtisseur était habité par le besoin ardent de comprendre les lois de l’univers. Ou du moins de s’approcher d’une théorie qui les analyse de manière probante, à la lumière des recherches scientifiques récentes. Il avait trouvé dans la théorie du chaos (ou du chaos déterministe), la métaphore de « l’effet papillon » et les structures mathématiques des figures fractales un socle sur lequel raccrocher ses inquiétudes métaphysiques. Il reconnaissait en elles une percée majeure dans le domaine des sciences et de la philosophie des XXe et XXIe siècles.

« Force est de constater, écrit-il dans ses notes, que l’univers, même régi sous le plus ferme déterminisme et parfaitement maîtrisé aux conditions initiales, se dérobe constamment sous nos pieds. (…) L’avenir demeure résolument imprévisible par la nature même de l’univers. Ainsi, en ajoutant de la complexité, on densifie encore l’improbabilité d’obtenir les aveux du futur. Cependant, paradoxalement et aussi troublant que cela puisse paraître, le chaos – entendu comme une forme d’organisation entre ordre parfait et désordre absolu – crée des schèmes (patterns) qui, à l’instar d’un nombre d’or, se retrouvent partout dans la nature et, par conséquent, dans les divers champs de la science. (…) Le chaos déjoue ainsi le chaos, en ce sens que le désordre crée un ordre d’un degré supérieur : un ordre d’émergence. C’est l’ordre qui éclot de la complexité ; celui que l’on ne voit pas, que l’on n’explique pas, mais que l’on ressent un peu partout dans la nature. »

La théorie du chaos permet de trouver l’ordre caché sous un désordre apparent. Bien que le comportement chaotique paraisse souvent aléatoire et imprévisible, il obéit à de strictes règles mathématiques dérivées d’équations que le développement fulgurant de l’informatique permet désormais de mettre en forme et d’étudier. Mais ces systèmes d’équations n’en sont pas moins imprévisibles, parce qu’elles se révèlent ultra sensibles aux conditions initiales. D’où la célèbre métaphore du météorologue

Edward Lorenz lors d’une conférence en 1972, imageant que le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pouvait provoquer une tornade au Texas. Le principe fondateur de la théorie du chaos implique donc qu’une infime variation de paramètre à un moment donné peut avoir des conséquences absolument considérables. Et ce chaos déterministe, ce sont les figures fractales – soit des objets mathématiques dont la structure, tels des poupées russes ou des agencements gigognes, est invariante quelle que soit l’échelle à laquelle on les considère – qui permettent de jeter un regard nouveau sur l’incroyable complexité de ses systèmes dynamiques.

Mais pas question pour Alban de se mettre à illustrer ces théories ni de s’abandonner aux vertiges ornementaux des images fractales. C’est bien de peinture qu’il est question ici. Et c’est d’un état d’esprit et d’un processus de recherche qu’il veut s’inspirer. Soucieux de formuler sa méthode, il se définit un protocole de travail en trois phases. Il y a d’abord l’étape de la préparation qui concerne essentiellement le laboratoire technique (outils, supports et autres pigments). Ensuite vient le processus même du travail qui touche à l’état d’esprit de l’artiste, la rapidité et la précision de l’expérience picturale elle-même, incluant ce qu’il appelle des « modificateurs du cours du chaos » et qu’il compare au lancer d’un ou plusieurs pavés dans une mare et de laisser se dessiner l’onde en liberté surveillée. Et enfin le tableau fini, vu avant tout comme le vestige d’un instant de fulgurance qui peut nous en apprendre sur notre genèse comme sur celle de la nature et du cosmos tout entier. Étant donné que le chaos est pourvoyeur de formes et de surprises sans fin, et que les fractales reproduisent leurs structures auto-similaires de l’échelle du microcosme à celle du macrocosme dans un savant mélange d’ordre et de désordre, de cohérence et de détail, et d’unité entre les parties et le tout, Alban pratique sa peinture comme un moyen de se – et nous – remettre en lien et en « résonance archaïque » avec l’univers.

Peindre pour se reconnecter au monde dans un temps éclaté et égocentrique.

Peindre pour donner du sens à l’existence. Peindre pour retrouver le goût du rêve, du désir et de l’utopie sans lesquels, assure-t-il, nous deviendrions fous. Tel est son credo.

FRANÇOISE JAUNIN