Vernissage au Musée Alexis Forel

du 2 septembre 2020 à Morges
Présentation des expositions Alban de Haller au Musée Alexis Forel le 2 septembre 2002 et à Arts Visuels Vaud le 9 septembre 2020. 

 

Alban de Haller : si vous ne faites pas partie des proches de la famille, ce nom ne vous dit sans doute pas grand-chose. Sinon peut-être qu’il vous pourrait vous rappeler celui de l’illustre médecin, scientifique et naturaliste bernois du Siècle des Lumières –l’un de ces grands esprits encyclopédiques du 18e siècle- Albrecht von Haller. Auquel cas, vous n’êtes pas tombés loin, puisqu’il s’agit bel et bien de l’un des ancêtres d’Alban, dont il partageait d’ailleurs les initiales. Mais sinon, vous êtes tout excusés : Alban de Haller n’avait jusqu’ici jamais exposé. Et cette première hélas est posthume, puisque Alban a quitté ce monde bien trop tôt : c’était en 2013, il n’avait que 34 ans. Moi non plus, je ne l’ai pas connu. C’est donc Sorel de Haller, sa maman, qui nous le décrit comme un être bipolaire, à la fois solaire et ténébreux, turbulent et hypersensible, curieux de tout, généreux et follement exigeant. Oscillant entre mal de vivre, fureur de vivre et fascination pour le formidable mystère de la vie. C’est elle aussi -Sorel - qui a voulu mettre en lumière et faire partager ce versant resté quasi inconnu de la vie et de la personnalité d’Alban, à travers ces expositions et la publication qui les accompagne et les prolonge.

Côté cour, Alban de Haller était architecte. Un métier qui demande une largeur de vue et une pluralité d’intérêts, entre art et sciences physiques et humaines qui lui convenaient bien. Peut-être un héritage lointain de ce fameux ancêtre justement, dont le champ de curiosités et de savoirs était impressionnant !

Et la peinture là-dedans ? C’était son côté jardin. Sans doute un besoin d’expression plus personnelle, plus immédiate, plus libre et délivrée de toutes les contraintes, les lourdeurs et les lenteurs avec lesquelles l’architecte doit sans cesse composer. Avec la peinture, il était livré à lui-même, branché en direct sur ses profondeurs intimes, ses espoirs fous et ses désespoirs profonds. Tout seul dans l’arène. Et si je parle d’arène, ce n’est pas par hasard. C’est en référence à l’un de ses artistes de chevet : Jackson Pollock, l’une des grandes figures de la peinture américaine de l’après-guerre. Dans l’arène de sa toile généralement immense et posée à même le sol, Pollock était dans l’action directe (ou action painting pour reprendre l’appellation donnée par le critique d’art américain Clement Greenberg). Il peignait en état de transe, comme dans les rituels des Indiens d’Amérique du Nord ( les Navajos, les Pueblos, les Sioux, les Apaches...) qui le fascinaient. Il déployait sur la toile ses élans intérieurs et aussi bien que ses mouvements physiques quasi chorégraphiques autour de la toile. Il y a dans sa peinture une manière de sténographie organique qui, comme elle n’est jamais régie par une composition cadrée, déborde de partout et semble prête à coloniser tout l’espace autour d’elle (c’est qu’on appelle le all-over, Clement Greenberg again). Avec les grandes trajectoires de ses pinceaux et les confettis de taches des drippings ou coulures qu’il faisait en promenant au-dessus de sa toile une petite boîte remplie de de couleur assez liquide percée de petits trous-, cette calligraphie sauvage et ce pointillisme d’éclaboussures évoquent alors des projections cosmiques et font de lui une sorte de promeneur céleste.

En marge de sa profession d’architecte très cadrée et rigoureuse, l’action painting avait tout pour plaire à Alban. Il la pratiquait à la manière d’un art martial et d’un exercice métaphysique, associant concentration extrême et confiance faite aux propositions du hasard. Il aimait aussi à comparer cette forme de peinture à l’art du tir à l’art qui exige parfaite maîtrise de soi et sens du lâcher-prise, alliés à de hautes aspirations philosophiques et spirituelles. S’oublier soi-même pour conjuguer étroitement une préparation mentale extrêmement exigeante avec la décharge soudaine du geste. Faire coïncider la quête de transcendance spirituelle et le fameux «instant décisif» dont parlait le grand photographe français Henri Cartier-Bresson, soit cette micro seconde patiemment traquée où soudain, comme dans un alignement de planètes et sans trucage ni retouche, tout est juste : l’espace-temps, la forme, la composition, le cadrage ; pour en faire un instant d’éternité. C’est cela que recherchait Alban : cette fulgurance du geste qui n’est possible que comme aboutissement d’un long processus mental.

Et puis il y a les lancinantes interrogations scientifiques et philosophiques qui taraudaient Alban et ne le laissaient presque jamais en repos. Or c’est précisément entre ces deux pôles-là : art et science que tout un pan de l’art contemporain cherche à trouver des rapprochements, provoquer des interférences, et proposer carrément des modèles d’investigations croisés. L’inverse, côté scientifique, est tout aussi vrai. Et d’ailleurs ce n’est pas tout à fait nouveau. Il suffit pour s’en convaincre de penser à un Léonard de Vinci, l’exemple par excellence de cette transversalité et cette porosité des savoirs et des questionnements. Mais aujourd’hui plus que jamais, on ne peut aborder l’art actuel que par la confrontation et la mise en lien de champs multiples : historique, scientifique, technique, ethnologique, philosophique, esthétique… S’y ajoute encore –alors que jusque là la notion du permanent et de l’immuable leur donnait un socle solide- l’idée du mouvant, du fluide, de l’éphémère et de la transformation perpétuelle. Manifestement, Alban était très conscient de tout cela.

Dans le champ scientifique, -et ses carnets de notes que j’ai pu lire le montent bien- Alban avait développé une fascination particulière pour la Théorie du chaos et pour les images fractales qui permettent de rendre compte du «désordre ordonné» de la nature, ou de retrouver l’ordre caché sous le désordre apparent du monde. Les développements foudroyants de l’informatique ont permis -si j’ai bien compris- de réaliser que derrière les aléas désordonnés auxquels l’univers semble livré, il obéit en réalité à des systèmes mathématiques très stricts, bien qu’imprévisibles parce que ultra sensibles aux conditions initiales. D’où le fameux effet papillon dont vous avez sûrement tous entendu parler et qui, à partir d’une infime variation de paramètre (comme un battement d’aile de papillon) peut déclencher une tornade de l’autre côté de la planète. Dans un processus de répétition sans fin et totalement vertigineux, les formes des images fractales sont imbriquées à l’intérieur d’elles-mêmes, toute partie étant à l’image du tout et se répétant à l’infini, du plus minuscule au plus gigantesque. L’infiniment grand et l’infiniment petit se rejoignent donc et en viennent même à se recouvrir. Les mises en abyme, brouillages et ordonnancements emboîtés des œuvres d’Alban dans la deuxième partie de sa trop brève trajectoire de peintre sont les instruments qu’il se donne pour ausculter le monde élargi qui est le nôtre aujourd’hui.

Sentait-il d’emblée son temps compté : en tous cas, le travail de peintre d’Alban est marqué au sceau de l’urgence, déployé avec l’élan lyrique d’un amoureux de la vie, mais porté aussi par l’énergie du désespoir. L’étroitesse de certains de ses formats tout en hauteur apparaissent un peu comme des fenêtres - presque des meurtrières de châteaux forts- focalisées et resserrées sur le mystère insondable de la vie que son mal-être ressentait peut-être comme impossibles à ouvrir plus largement, tandis que l’exubérance chatoyante de sa palette, elle, n’en raconte pas moins son enchantement face à la merveille du monde et de la vie.

Alban était au début d’une carrière d’architecte et au commencement d’une trajectoire de peintre, aussi fulgurante que secrète. Sa quête et son geste se sont brutalement arrêtés là, moins de 10 ans plus tard. Comme suspendus en pleine exploration, en pleine interrogation, en plein élan.

Françoise Jaunin