ACTION PAINTING

Action painting

Il n’avait que 34 ans quand il a lâché ses pinceaux pour s’en aller arpenter l’autre côté du miroir. Architecte côté cour, Alban de Haller pratiquait, côté jardin, la peinture comme un combat existentiel. Un art martial. Un exercice de tir à l’arc qui, selon un aphorisme zen qu’il aimait à citer, ne touche sa cible que quand il ne fait pas d’effort pour l’atteindre. Dans l’absolue concentration et l’extrême précision de l’instant.

L’action directe, la décharge physique et la fulgurance du geste ne sont que l’aboutissement

d’un processus mental. Le jaillissement qui naît d’un long mûrissement intellectuel. À l’instar des peintres-calligraphes extrême-orientaux qui ne tracent leurs idéogrammes en quelques traits de pinceau concis et instantanés qu’au terme d’une longue préparation intérieure, ses peintures apparaissent comme les éruptions géologiques émises par une intense activité souterraine de l’esprit et de l’âme.

Sa peinture, il la voyait lui-même – écrit-il dans ses notes – comme un croisement entre une forme d’action painting à la Pollock, de calligraphie imaginaire spontanée et d’art martial. Intensité, concentration, instant : en voilà les mots-clés. Action painting :

l’expression proposée en 1952 par le critique d’art américain Harold Rosenberg met bien l’accent sur la dimension physique et directe de l’acte de peindre. Posée à même le sol, la toile en devient l’arène. La lice d’un combat ou d’une danse dont les gestes rapides et rythmiques prennent possession de l’espace tout entier avec la technique du all-over, comme si la peinture allait se prolonger hors champs pour se propager bien au-delà des bords du tableau. Même si les oeuvres d’Alban n’ont pas la monumentalité des grands drippings (ou « dégoulinures ») de Jackson Pollock, on le sent lui aussi complètement immergé dans sa peinture. Une immersion totale et quasi chorégraphique, mais lestée par une forte composante métaphysique.

Chez les Extrême-Orientaux, la calligraphie est à la base de la formation classique du peintre. Elle le met en état de réceptivité et d’abandon au monde, dans le but de permettre aux énergies cosmiques de passer à travers son corps et sa main. Chez Pollock, Franz Kline, Georges Mathieu ou Hans Hartung, entre autres, la peinture gestuelle est une forme de calligraphie à l’échelle du corps. Une pulsion scripturaire qui se fait prolongement des mouvements intérieurs, sismographe des quêtes spirituelles et des états d’âme. Alban ne cherche à mimer ni les idéogrammes chinois, ni une forme d’écriture automatique, ni la gestuelle des expressionnistes abstraits, il s’inspire de leur prédilection pour un langage graphique impulsif, se laisse traverser par son hypersensibilité aux vibrations et convulsions de l’univers, et s’invente pour les dire une sténographie déliée, fluide et vibrante de couleurs tantôt explosives et tantôt tendres.

Quant aux arts martiaux asiatiques auxquels il aime à se référer, ils renvoient à un art du combat extrêmement codé, impliquant à la fois prise de risque, parfaite maîtrise de soi et connaissances culturelles, philosophiques et médicales, pour viser au développement global de son être tout en devenant totalement dénué d’ego.

Alban se pénétrait de ce mélange de discipline extrêmement exigeante et de lâcherprise grâce auquel il convoquait le hasard, flirtait avec lui et le tirait à lui. Apprendre, note-t-il encore, à céder sans résister.

 

Françoise Jaunin